T’as 53 ans, t’es vieux et t’es un naze avec le numérique….
Hier matin, en surfant sur Twitter je suis tombée sur ce tweet d’une personnalité que je suis régulièrement parce que j’aime ses chroniques sur France Inter et ses prises de position diverses et variées, et globalement l’attention permanente et globale qu’il porte aux respects des personnes et des différences (d’ailleurs je vous invite à suivre ses lives sur Instagram avec des invités c’est sympa, intelligent et instructif). Bref, quelqu’un de bien, selon moi, et quand je lis ce tweet (supprimé depuis…) je me dis « chouette, un petit moment de rigolade en vue »…
Du coup je clique et je découvre la publication de Julien Paniac (youtubeur gameur si j’en crois sa présentation) et les très très très nombreuses réponses qu’il a reçu à ce tweet….
…et je n’ai pas ri, pas du tout, même pas jaune et j’aimerais expliquer ce qui me déplait dans ce tweet et dans les commentaires qu’il a engendré.
On est toujours le jeune de quelqu’un.
Ce tweet avait pour objectif de se moquer « gentiment » des vieux nuls en numérique ors ces vieux ont, pour ces internautes, 53 ans et plus…vu que je viens d’en avoir 50, c’est un peu la claque. Roland, Danielle, Catherine, tout le monde est dans le même bateau, qu’ils soient nés en 1940 ou en 1970. Du coup, je réalise que si j’ai la chance d’atteindre l’âge moyen de l’espérance de vie en France (82 ans) je vais être « veille » peut-être durant 32 ans, soit un tiers de ma vie…ça va être long, non ?
Sans vouloir lancer un mouvement #jai53ansetjenesuispasvieille je me dis tout de même que puisse qu’on est rentré dans une époque qui semble avoir décidé de faire attention aux propos déplacés et discriminatoires (sexistes, religieux, culturels, ethniques,etc) , ne pourrions-nous pas, aussi faire attention, et ne pas stigmatiser les gens en fonction de leur âge ? Le tweet aurait sans doute été moins violent s’il avait-été écrit « commentez ce tweet comme si vous étiez vieux… » laissant à chacun la possibilité de se projeter dans la vieillesse, dans un âge. Vous me direz que pour un trentenaire, la cinquantaine c’est loin et qu’ils n’ont pas voulu blesser qui que ce soit. Sans doute, mais cet argument pourrait permettre d’excuser aussi des propos déplacés d’un hétéro parlant d’un homo, d’un homme sur une femme, ou d’un européen sur un asiatique : le fait de ne pas se projeter, de ne pas se mettre à la place de l’autre, c’est le début du préjugé et de la discrimination me semble-t-il.
Mais cette histoire d’âge n’est pas l’aspect le plus dérangeant dans ce tweet. Comme le dis si bien son auteur, il a mis rapidement 53 ans il aurait pu mettre 63 ou 73 ans.
Non, son intention était bien de faire participer son auditoire sur la thématique vieux = nul en numérique.
Le numérique, les nuls et moi et moi.
Je passe mes journées, à expliquer à des parents, enseignants, éducateurs et adultes en tout genre, que non, les jeunes ne font pas n’importe quoi avec le numérique, que non, les écrans ne sont pas dangereux, ni pour la santé mentale, ni pour la sociabilité, ni pour la réussite scolaire, bref qu’il ne faut pas confondre les outils et les usages, que les usages ne sont que le reflet d’un état social, culturel, psychologique pré-existant ; qu’il ne faut pas faire d’amalgames, de raccourcis, de projections; qu’ils ne faut pas aborder les usages par la peur (parce qu’on ne sait pas, qu’on ne connait pas) et au contraire être ouvert d’esprit, curieux, tolérant, être dans la communication et le partage pour découvrir des usages qui parfois nous dépassent et pour mieux accompagner nos jeunes et réduire la fracture numérique (qui existe elle par contre, mais c’est un autre sujet) ; et aussi qu’il ne faut pas faire de généralités, que les usages sont différents parmi les individus d’une même classe d’âge, que ces généralités sont, entre autres, prescriptrices d’injonctions…et là, je vois ce tweet et je me rends compte que les jeunes sont autant bourrés de préjugés sur les usages de leurs ainés que ceux-là le sont sur les leurs….c’est de bonne guerre me diriez-vous, oui mais justement, ne pourrions-nous pas sortir de cette logique de guerre ?
Et d’abord pourquoi autant de préjugés sur les usages des autres ?
Voici un petit tour d’horizon des stéréotypes qui circulent concernant les usages :
- Les écrans chez les petits freinent le développement de l’enfant, voir les rendent autistes.
- Concernant les ados : les jeux vidéos rendent violents ; les réseaux sociaux, associables ; les textos, analphabètes ; les vidéos youtubes stupides, ect.
- Les geeks sont des célibataires névrosés et solitaires.
- Les femmes jouent à candy crush et ne savent pas plus coder que faire des créneaux.
- Les plus de 50 ans sont dépassés par le numérique : ils ne savent pas prendre une photo, ni envoyer un texto et encore moins se servir des réseaux sociaux.
- Les asiatiques sont super doués en informatique.
Etc…
Au final, les préjugés sur les usages du numérique ne font que reproduire les préjugés et stéréotypes déjà présents dans la société : les vieux sont dépassés, les jeunes stupides et inconscients, les femmes moins douées que les hommes, etc…Une fois n’est pas coutume, cette observation confirme qu’Internet n’est que le reflet de notre société, de ses codes et de ses valeurs (conclusion à laquelle sont arrivés de nombreux chercheurs dont Dominique Cardon). Pour autant, il me semble que ces préjugés peuvent aussi être expliqués par d’autres causalité.
La première concerne les représentations que l’on se fait des usages du numérique par d’autres groupes d’appartenance que le sien. A défaut de connaître réellement ce qu’un enfant, un ado, un « vieux » fait avec internet au pire on imagine, on projette et au mieux on observe et on juge au prisme de ses propres compétences et/ou pratiques. C’est le point de vu avancé par Caroline Caron dans sa contribution intitulée « Pour une approche émique de la recherche sur les adolescents et les médias sociaux » (in Jocelyn Lachance (dir), Accompagner les ados à l’ère du numérique, PUL, 2020). Pour résumer le propos, cette universitaire invite les chercheurs à observer les pratiques des adolescents de l’intérieur et non de là où ils sont. Cette proposition, qui semble de bon sens, devrait être appliquée par tout un chacun lorsqu’ils observent les pratiques des autres.
La deuxième explication possible pour comprendre ce déferlement de préjugés concernant les usages, c’est qu’un préjugé c’est rassurant et toujours gratifiant pour celui qui le prodige : nous, on n’est pas comme cela, nous on est mieux, et dans le cas des pratiques numériques, nous on fait mieux, nous on sait faire. Les préjugés sur les incompétences des autres internautes seraient une façon de se rassurer sur ses propres compétences….les nuls, ce ne sont pas nous, mais eux, dans le cas présent, eux les vieux.
Enfin, pour terminer, j’ai fait une rapide recherche sur les travaux existants sur la thématique des compétences numériques des « vieux » et des pratiques numériques séniors…et il me semble qu’ils sont très peu nombreux, voir quasi inexistant en français, comme si cette thématique n’avait pas d’intérêt pour les chercheurs et sans doute pour la société…ce qui nous ramène à la première réflexion de cet article : quelle place dans les imaginaires pour les plus de 50 ans ?….
Post scriptum : pour ceux qui n’aurait pas compris la photo qui illustre cet article, la colle Cléopatre existait déjà à l’âge ou les « jeunes » étaient encore au berceau mais elle était dans un pot qui ressemblait à un petit pot de glace et non en tube comme celle-ci actuellement utilisée dans les écoles. C’est donc la même colle mais présentée différemment…comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences, ou encore « c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs soupes » (les métaphores sont volontaires stéréotypées, je sais « je force » comme dirais mon fils…).
Colle Cléopatre utilisée au millénaire dernier.
Pour aller plus loin sur le sujet :
–Bergström, Marie et Dominique Pasquier, « Genre & Internet. Sous les imaginaires, les usages ordinaires », RESET [En ligne], 8 | 2019, mis en ligne le 03 juin 2019, consulté le 19 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org.docelec.univ-lyon1.fr/reset/1329 ; DOI : https://doi-org.docelec.univ-lyon1.fr/10.4000/reset.1329
– Octobre, Sylvie. « Pratiques culturelles des jeunes et stéréotypes », Hermès, La Revue, vol. 83, no. 1, 2019, pp. 238-242.
– Cordier, Anne, Grandir connectés, S&F éditions, 2015, 304 p.