Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur « les jeunes et les réseaux socionumériques »
J’étais passée à côté de cet article majeur d’Alexandre Coutant, » Les jeunes et les réseaux socionumériques : questions d’identités« , parut dans l’ouvrage. Digital natives. culture, génération et consommation(1), 2015. Son contenu m’a semblé tellement essentiel que je vous en propose un résumé, d’autant que cet article fait référence à de nombreux travaux de recherche essentiels sur la question. C’est donc un article ‘tout-en-un » incontournable si l’on cherche à comprendre les pratiques numériques juvéniles.
Résumé par l’auteur de l’article :
« Les réseaux socionumériques suscitent un engouement général chez les jeunes, en faisant le support médiatique emblématique de leur génération. Espaces de présentation de soi et de développement d’une culture générationnelle propre, ces plateformes sont le théâtre de jeux identitaires complexes. Cet article propose de les détailler et de donner des pistes de compréhension de cet engouement des jeunes pour les réseaux socionumériques ainsi que des formes de collectifs qui s’y épanouissent ».
Tous les extraits entre guillemets présentés dans ce billet sont directement tirés l’article d’A. Coutant.
Cette production se comporte de deux parties, une première qui rappelle la spécificité du processus identitaire durant la jeunesse en mobilisant les apports de la sociologie de l’identité et de la jeunesse et une deuxième qui décrit les spécificités des expressions identitaires sur les réseaux socionumériques à travers un examen de la littérature en sciences humaines et sociales et de quelques encadrés qui zoom sur des notions essentielles.
Extrait : Encadré 1 : ‘Les jeunes n » dans un monde peuplé d’ordinateurs ne comprend pas davantage la pensée algorithmique qu’un jeune né dans un monde peuplé de voitures ne maîtrisait le principe d’un moteur à combustion »
1 . L’identité comme prisme pour comprendre les activités des jeunes
Dans un premier temps Alexandre Coutant définit la notion d’identité et précise l‘aspect multidimensionnel de ce concept,
Puis, il définit le phénomène identitaire dans l’âge de la jeunesse et le travail de « figuration » (Goffman, 1974,p. 15) que les jeunes réalisent pour mettre en scène leur identité et signifier auprès des autres. La visibilité joue un rôle important dans ce travail de figuration » parfois au point de soigner davantage son existence en tant qu’image que son intériorité (Aubert, Haroche, 2011 ; Le Breton, 2013) et que la culture des pairs se transforme en tyrannie de la majorité (Pasquier, 2005) à laquelle l’adolescent en quête de reconnaissance se doit de se soumettre ».
Dans ce jeu identitaire, la consommation joue un rôle important ainsi que les Les technologies de l’information et de la communication et les médias. Coutant rappel que « chaque génération s’est associée à certains de ces supports pour constituer sa culture, qu’il s’agisse du téléphone, du transistor, des magazines ou plus récemment des séries et émissions. Les terminaux constituent des supports sur lesquels tenter de recréer un espace autonome d’expression, plus ou moins intime selon les fonctionnalités et services qu’ils abritent. Les contenus culturels fournissent la matière à de nombreuses discussions où ils finisssent par valoir moins pour eux-mêmes que pour les occasions de discussion qu’ils permettent ou pour leur rôle de miroir, plus ou moins réaliste, des préoccupations adolescentes (Lahire, 2004 ; Pasquier, 1999) »
2. La construction identitaire des jeunes sur les médias socionumériques
Après un encadré sur la distinction entre réseaux sociaux et médias sociaux, Coutant présente la cartographie des médias socionumériques qu’i a élaboré avec Tender en 2011 pour essayer d’établir une cartographie en fonction des usages.
Puis, il revient sur le rôle des médias socionumériques dans la construction de la culture générationnelle des adolescents. En s’appuyant sur les travaux majeurs sur cette thématique, il précise le rôle !
- « L’usage de ces sites pour la mise en scène de soi (Donath, 2007 ; Rui, Stefanone, 2013)
- Leur rôle de support d’activités de sociabilité entre pairs (Ito & al., 2010)
- La continuité des relations amicales sur les différents supports et leur rôle dans l’inclusionsociale des individus (Ellison & al, 2007 ; Lethiais, Roudaut, 2010 ; Notley, 2010 ;Valenzuela & al., 2009)
- Le rôle du réseau de relations que nous affichons dans la perception de nous qu’ont les visiteurs de notre profil (Walther & al., 2008 ; Tom Tong & al., 2008). »
Coutant revient sur le « fantasme d’identité inventée » est présente les différents usages des médiasociaux comme autant « « essayage » identitaire pour envisager temporairement des soi possibles dans un espace où chacun accepte cette rupure partielle avec la face que nous assumons hors ligne (Boyd, 2007 ; Coutant, Stenger, 2010) ». Pour autant, il précise que « S’inventer différent n’est pas à la portée de tous » et rappelle la stratification sociale des capacités à s’inventer (Coavoux, François, 2012 ; Granjon & al., 2009; Denouël, Granjon, 2011) ». Ce fantasme d’identité numérique repose sur « l’incompréhension de la notion de virtualité associée aux espaces
numériques (Latzko-Toth, Proulx dans Proulx & al., 2006). En effet, il ne s’agit en rien de séparer les expériences en ligne du cadre hors ligne dans lequel elles sont vécues. L’expérience individuelle gagne à être davantage envisagée comme un continuum composé de différents supports ».
Dans les paragraphes suivant Coutant fait une typologie des activités et de leurs rôles dans la construction identiaire des adolescents.
Ces espaces numériques » peuvent être envisagés comme des supports d’apprentissage pour les jeunes. Loin des apprentissages institutionnels fournis par les encadrants des générations antérieures, les médias socionumériques constituent effectivement des supports pour une tout autre forme d’apprentissage : celui de leur culture générationnelle ». Dans ces apprentissages, ils ne sont ni seuls, ni déconnectés de la réalité, ni dématérialisés et ces apprentissages ne se font pas au détriment des sociabilités hors ligne. Voici donc une série de mythes mis à mal par les travaux de la recherche. Pour autant, l’auteur rappelle que « les aspects positifs d’apprentissage par socialisation ne doivent cependant pas masquer les effets pervers associés à l’invasion du quotidien des jeunes par des dispositifs socionumérique ».
Les activités des jeunes renvoient à des logiques identitaires plus profondes et « les échanges relèvent notamment dans une large majorité de la sociabilité quotidienne et les jeunes cherchent d’abord à « trainer ensemble » (Ito & al.,2010) dans un cadre respectant le ménagement et la réassurance mutuels.Cette finalité oriente les activités puisqu’il est alors moins question de s’attacher à des sujets précis, à s’engager dans des thématiques approfondies, que de surfer sur l’actualité, de rebondir humoristiquement sur les interventions de chacun en veillant à fournir une image positive de soi et à témoigner d’attention à ses « amis ».
« La mise en scène de soi sur les réseaux socionumériques donne lieu à plusieurs formes de mise en visibilité selon qu’elles soient davantage focalisées sur ego ou ses autruis significatifs. Ainsi, la catégorisation proposée par Coutant et Stenger (2011) à propos des photographies peut s’appliquer à l’ensemble des activités des jeunes :
- Activités pour me montrer : photos, liens, commentaires. « Ces mises en visibilité n’ont pas nécessairement à être parfaitement réalistes car les réseaux socionumériques tolèrent une présentation de sa face partiellement idéalisée ». »Leur audience est souvent au moins partiellement différente de l’audience effective de leurs contributions, est constituée majoritairement de personnes qu’elles cotoient régulièrement hors ligne. Ils ne se livrent donc pas à une mue identitaire totale ».
- Activités pour nous montrer : « photos, commentaires sur une activité, lien partagé accompagné d’un commentaire mettant en scène le propriétaire du profil avec ses autruis significatifs (amis, couple, famille, collègues, camarades, personnalités,organisations) »? Ces activités participent à la construction identitiaire de l’adolescent.
- Activités pour les montrer : « il s’agit des photos, liens partagés où le créateur est absent et ne met en scène que ses proches ».
« Le rôle de ces activités dans la construction identitaire des adolescents est double (Coutant, Stenger, 2011). D’une part, elles assument une « fonction « d’affichage » consistant à montrer ses goûts, valeurs, mode de vie, etc. (groupes, pages, photos, statut, infos restent les plus évidents). »
Enfin, les réseaux socionumériques jouent un rôle dans la gestion des liens avec les différents autruis qui composent l’entourage quotidien ou passé des jeunes.
Une partie importante des activités menées par les jeunes consiste en l’entretien de différents types de liens selon les « amis » concernés.
- Une fonction « trainer ensemble » concerne les bons amis auxquels elle fournit les moyens de discuter, de s’organiser, de clarifier des choses.
- Une fonction « entretien » concerne les amis moins proches ou ayant été perdus de vue.
- Une fonction « explorer » consiste à nouer des liens, demeurant souvent faibles, avec des connaissances au sein d’une aire géographique ou de sociabilité finie. Les listes d’amis
jouent alors un grand rôle.
« Concernant l’espace géographique, les personnes cherchent effectivement à se lier à certaines personnes de leur établissement scolaire, de leur village ou de leur quartier. En ce qui concerne l’espace social, elles vont choisir des amis d’amis dont elles ont entendu parler, qu’elles ont croisés lors d’événements ou avec lesquels elles auront échangé lors de commentaires sur le profil de l’ami en commun. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’inconnus, mais pas non plus de personnes que l’on peut affirmer connaître ».
Coutant et Stenger proposent ainsi quatre modèles d’expression identitaire (2010) :
– “la cour”, lorsque le profil se situe du côté narcissique et de l’extimité. L’audience est
alors davantage envisagée comme un public auquel se montrer sans nécessairement
interagir avec. Ce public est vaste et rappelle par analogie le protocole associé à la cour
royale, où le roi se montre devant un ensemble de prétendants qu’il ne connaît pas
nécessairement
– “le cérémonial”, lorsque le profil se situe du côté narcissique et de l’intimité. L’audience
constitue toujours un public mais elle est désormais restreinte, comme dans le cérémonial
royal où certains proches peuvent assister à des activités intimes du roi.
– “la sphère publique à infrastructure médiatique”, terme emprunté à Boyd (2008), concerne
les profils bénéficiant d’une large audience mais où les activités sont bien plus interactives
et la construction de l’identité est plus négociée. L’individu profite de ces activités pour
échanger avec le vaste ensemble de relations constituant ses « amis » et se construit au fil
de ces interactions.
– “la bande de potes” conserve cette interactivité mais avec un nombre d’amis bien plus
restreint qui ne fait plus apparaître l’espace des échanges comme un espace public constitué
d’audiences hétéroclites mais comme un lieu intime où échanger avec ses proches »
Conclusion :
Les réseaux socionumériques sont des territoires d’expression pour les jeunes et jouent un rôle majeur dans l’apprentissage des règles d’interaction sociale. « Ils s’inscrivent ainsi dans la lignée du rôle qu’ont pu jouer les terrains vagues, transistors, téléphones, MSN dans l’établissement d’un lieu entre-soi où développer sa culture générationnelle à l’abri des anciennes générations (Galland, 2004). Cependant, cette autonomie gagnée à l’égard des parents ou éducateurs l’est au prix d’une surveillance généralisée (Arnaud, Merzeau, 2009). (…) Par ailleurs, « ces espaces demeurent des propriétés privées, d’entreprises dont la vocation n’est pas de favoriser l’expression identitaire mais bien de monétiser les traces qu’elles accumulent sur les profils des usagers. Cette contrainte se traduit par un certain nombre d’injonctions du dispositif pour pousser à la participation (…) Ces incitations ont une influence sur le type de construction identitaire produit et sur la diversité des facettes identitaires convoquées ».
(1)- Si l’emploi du terme Digital natives vous interpelle, je vous laisse lire la critique qu’en fait Nicole Boubée dans cette recension : Nicole Boubée, « Thomas STENGER, coord., Digital Natives. Culture, génération et consommation », Questions de communication [En ligne], 30 | 2016, mis en ligne le 13 mars 2017, consulté le 06 avril 2017. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/10991.